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Olivier Reymond

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Le texte ci-dessous est paru en français et en flamand dans le journal Belge NCB194 (Nouveau cervoliste belge 194, 2020) et en anglais dans le journal américain Kiting 42 / 4, 2020.

Contact: olivier-reymond@hotmail.com

A la recherche du Bleu

Olivier Reymond

Geppetto, vous connaissez ce prénom ? Geppetto est le menuisier qui sculpta Pinocchio avec amour, puis l'éduqua avec beaucoup de bienveillance. Nous tous, que nous soyons sculpteur, peintre ou écrivain, nous avons une âme de Geppetto, car voulons réaliser une œuvre ou un accomplissement personnel et lui donner une vie. Ainsi, je n'échappe pas au syndrome de Geppetto, car j'imagine transmettre un souffle vital à ce que je construis. Je ne fabrique pas des marionnettes, mais des cerfs-volants qui auront leur propre existence car je les décore de visages humains exprimant des sentiments. Je cherche mes personnages dans les bandes dessinées (BD), et les librairies lausannoises n'ont plus de secrets pour moi.

Confortablement assis dans un fauteuil de chez Payot* avec une BD sur les genoux, je regarde avec émotion le visage de Sandra, une très belle jeune fille dessinée par Derib. A vrai dire je suis totalement fasciné par ce portrait présent sur toutes les pages. Sans m'en apercevoir, je m'envole vers l'univers des cerfs-volants. Je rêve et je déraisonne car je suis tombé amoureux de Sandra que j'imagine vivante et tournoyant au-dessus de moi dans le vent.

De retour à la réalité, j'informe Derib de mon coup de foudre et de ma vision de Sandra dans les airs. Ce projet, dont je fais une apologie passionnée, est accepté par l'auteur, trop heureux de savoir que son héroïne de BD va peut-être prendre l'air.

Voilà deux mois que je travaille sur le portrait de Sandra dans un confinement presque monacal. - Après avoir dessiné et préparé la maquette, puis découpé, ajusté et cousu ensemble des pièces de tissus, le cerf-volant porteur de mon amour est enfin prêt pour l'envol.

Festival de cerfs-volants de Dieppe, un samedi de septembre. - Nous sommes une cinquantaine de passionnés à présenter nos œuvres au concours de création sur le thème ”Un amour en vol”. C'est à moi maintenant de présenter Sandra devant le jury. Je déroule lentement la ficelle. Dix mètres, vingt mètres, ... cinquante mètres, Sandra monte avec enthousiasme vers les nuages, mais elle a toujours un regard pour moi en dessous d'elle. Par des signaux imperceptibles nous échangeons des mots d'amour que les juges ne peuvent heureusement pas comprendre. Tout va bien. La démonstration officielle terminée, je m’apprête à ramener ma dulcinée vers le sol pour la tenir à nouveau dans mes mains. Hélas, je suis tellement exalté par cette expérience, que je ne réalise pas qu'une séparation inéluctable se prépare !

Alerte ! C'est presque un tsunami qui s'approche. La mer couleur émeraude devient blanche d'écume, et de vilaines bourrasques de noroît s'abattent soudain sur la côte. Sandra devient totalement incontrôlable. Elle me regarde à peine, j'ai fini d'exister pour elle. Je ne suis probablement qu'un minuscule terrien sans importance. Désormais exubérante, elle se donne sans défense aux puissantes étreintes capricieuses du vent qui l'enveloppe. Se mouvant dans tous les sens, elle se rit alors de moi mais aussi de la mer démontée qui ne peut l'atteindre.

Crac ! La ficelle que je tenais fermement dans les mains se casse d'un seul coup et retombe vers le sol. Cette fois, le message est clair, Sandra se sépare de moi sans remords. Elle se balance au-dessus de la ville de Dieppe et s'éloigne rapidement. Encore quelques secondes puis elle disparaît entre nuages et clochers. Je ne vais pas pleurer comme une fontaine, car je sais au fond de moi que pour les cerfs-volants, la liberté est plus importante que l'amour des hommes. Lorsqu'ils rompent leur ligne, ils partent sans retour pour un voyage initiatique à la recherche du Bleu.

Seul sur la plage de galets, chahuté dans les rafales et trempé par les embruns, je m'occupe du seul souvenir que m'a laissé Sandra : cinquante mètres de ficelle à rembobiner.

Dans quelques jours je serai à nouveau chez Payot pour m'enquérir inlassablement d'un nouvel amour à mettre dans les airs. C'est une histoire sans fin.

*Payot. Libraire très connue de la ville de Lausanne.

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